jeudi 2 décembre 2010

Les intégristes de la liberté en guerre contre le droit d'auteur

Diderot : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? »



Les tuyaux résonnent en ce moment d’une publicité dont l’honorée victime, Michel Houellebecq, n’a même pas besoin. L’anecdote n’a en elle-même guère d’importance, sauf par ce qu’elle révèle, comme on dit en photographie. La chose se déroule en deux actes :

Acte 1 : Houellebecq est accusé d’avoir plagié quelques textes de Wikipedia. Aucun jugement n’est venu attester ce qui reste donc pour l’instant une calomnie. Et pour cause : le plagiat n’existe pas dans la loi définissant le droit d’auteur.

Pire : tout auteur, fut-il de Wikipedia, ne peut interdire de courtes citations de son œuvre (Article L122-5 du CPI), à condition que soient signalés l’auteur et la source. À cette réserve près : les idées ne sont pas protégées, elles sont à tout le monde. L’idée n’est pas considérée comme une œuvre de l’esprit, c’est sa formulation matérialisée qui l’est, à condition qu’elle soit originale et qu’elle soit l’expression de la personnalité de l’auteur. Ce qui signifie que lorsqu’on s’inspire d’une idée formulée par un auteur et qu’on la reprend à sa façon, on sort du registre de la citation. C’est ce que Houellebecq déclare avoir fait. C’est ce que fait tout écrivain : on n’écrit jamais à partir de rien, on poursuit une écriture initiée par d’autres. Et bien des auteurs font jouer dans leurs textes les écrits d’autres auteurs : c’est un exercice consubstantiel à l’écriture de fiction.

Si par contre Houellebecq avait reproduit par un jeu de copié/collé un texte de Wikipedia sans indiquer ni l’auteur (difficile : les articles ne sont jamais signés) ni sa source, il pourrait alors être condamné pour contrefaçon. À condition que sa citation soit longue : l’usage veut qu’une citation n’excédant pas huit lignes intégrée dans un texte ne soit pas considérée comme telle.

Conclusion : pourquoi en faire un tel plat ?

Acte 2 : Florent Gallaire met en ligne le dernier roman de Houellebecq. Beau coup de pub, mais pour quelle raison ? L’argument de Gallaire consiste à soutenir que, par contamination, l’œuvre de Houellebecq serait tombée dans la licence Creative Commons. C’est que cette licence comporte la clause suivante : une création modifiée, transformée ou adaptée tomberait sous la licence ci-dessus nommée. Clause non recevable au regard du Code de la propriété intellectuelle, puisqu’une modification enlève au texte son caractère de citation. Au nom d’un droit de copyleft, Gallaire n’a attendu aucun jugement pour « mettre en conformité » l’œuvre de Houellebecq avec la licence Creative Commons : il l’a mise en ligne de son propre chef, en mentionnant donc les auteurs des soi-disant citations… Cette démarche de justicier conformateur peut sembler paradoxale, dans la mesure où Gallaire estime donc que le droit, c’est lui ! Alors qu’il se retrouve évidemment (f)auteur d’une contrefaçon.

Ce petit évènement, insignifiant en soi (sauf du point de vue économique puisqu’il lèse Houellebecq d’une partie de ses revenus de son travail d’auteur), semble pourtant une illustration des attaques que connaît actuellement le droit des auteurs. Je vais essayer de montrer en quoi ces attaques ne sont qu’une péripétie de la vague de déréglementation dont sont coupables les acteurs économiques et politiques du néo-libéralisme.

Il serait difficile de justifier cet acte de piratage en invoquant, comme le fait Nicolas Gary, un soi-disant droit des consommateurs : selon lui, Flammarion aurait fait preuve d’« un manque d'écoute et d'attention portés aux lecteurs » en ne mettant pas en ligne en temps réel le roman de Houellebecq. En clair : l’éditeur a créé une frustration qui justifie le piratage... Tout tout de suite ! Telle serait donc la règle qu’il faudrait suivre pour satisfaire le consommateur roi ! On croit rêver ! Nous avons ici une illustration du programme ci-dessus dénoncé : refus de toute loi au nom du souhait de consommer ce qu’on veut où l’on veut quand on veut – ce qui, paraît-il, s’appellerait liberté… Et qui, transposé au niveau de personnes morales que sont les entreprises, s’appelle libre marché, libre concurrence… Nous sommes là au cœur du credo du libéralisme, que les libertariens poussent à son degré ultra. On sait qu’ils font de la liberté un absolu que rien ne doit freiner (ainsi pour eux l’interdit de l’inceste est un frein insupportable à nos tendances naturelles).

Le soi-disant virtuel, constitué en fait de tuyaux et de disques plus ou moins durs, est un nouveau champ de bataille pour les tenants de la liberté intégrale. Pour eux, le droit d’auteur apparaît comme une insupportable contrainte. On leur prête une oreille d’autant plus attentive qu’il est méconnu.

Rappelons donc que le droit d’auteur est né en France à la fin du XVIIIe afin de lutter, déjà, contre les piratages de l’époque : le 19 juillet 1793, le « décret concernant les contrefacteurs » reconnut aux auteurs « le droit exclusif de vendre, faire vendre et distribuer leurs ouvrages ». Ce que fait l’article 1 de notre Code de la propriété intellectuelle : « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. »

Sans doute ce terme de propriété provoque-t-il quelques réactions ! Chacun y projette son imaginaire. Si l’on pense que la propriété c’est le vol, alors il est juste de la piller ! La culture doit devenir libre et gratuite ! Comme l’éducation ! Pourtant, les enseignants touchent un salaire que nous alimentons avec nos impôts, sans que personne ne trouve cela scandaleux. Ce qui est dénié, c’est que toute création est un travail, ne serait-ce que parce qu’il faut du temps pour écrire.

Ce que l’on conteste à l’écrivain, c’est donc de pouvoir jouir du fruit de son travail… à quel autre travailleur refuse-t-on ce droit ?

Pourtant, être écrivain est un choix de vie peu lucratif : sur les 2 317 écrivains (dont 650 traducteurs) affiliés à l’AGESSA (caisse de sécurité sociale des écrivains), les revenus de plus de 70 % d’entre eux n’atteignent pas 1 500 € par mois -– alors que plus de 300 000 ouvrages sont publiés. Et, toutes publications confondues, la moyenne des ventes est de 2 200 exemplaires (équivalant à environ 3 360 € de droits d’auteur annuels…). Au regard de ces chiffres, Houellebecq peut paraître comme un écrivain nanti, ce qui est faux : si l’on rapporte à quarante ans d’activité ses quelques succès d’édition, son revenu annuel est-il si mirobolant ? Aucun auteur ne publie un best-seller tous les deux ans pendant toute la durée de sa carrière. C’est pourtant sur cette base que certains publics se forgent une image mythique et envieuse de l’écrivain…
Mathias Lair Liaudet
Union des écrivains
Article publié par Actualitté